- DIALECTES ET PATOIS
- DIALECTES ET PATOISLa différenciation linguistique est une caractéristique générale des parlers humains: aucune langue n’est parfaitement homogène et, sous le nom commun d’anglais ou de français, se cachent, selon les usagers, de grandes différences dans tous les aspects de la langue – syntaxe, lexique et phonologie. Aussi la dialectalisation est-elle une tendance normale de toute langue vivante répandue sur un territoire assez vaste et parmi une population assez nombreuse: le français de Lille a des caractéristiques qui ne sont pas celles du français de Lyon ou de Nancy, l’anglo-américain de Chicago est différent de celui de Boston; mais ces formes régionales que prend une langue commune à toute une nation ne nient pas son unité, qui se compose de leur ensemble. Car les langues se parlent par communautés, à l’intérieur desquelles on est accoutumé à faire abstraction des divergences qui n’affectent pas l’intelligibilité. Mais communauté nationale et communauté locale n’emploient pas nécessairement le même véhicule linguistique. Aussi peut-on rencontrer sur un même territoire des parlers concurrents.Or les langues ne sont pas des organismes naturels et autonomes: phénomènes sociaux, elles dépendent étroitement des cadres politiques dans lesquels elles sont inscrites. En France, par exemple, le pouvoir politique national a tendu constamment depuis la Révolution à imposer l’unification linguistique; se heurtant à l’existence d’idiomes différents de la langue officielle, son action a consisté à créer les conditions de leur élimination en les privant de l’«oxygène» indispensable à leur «vie» normale. Mais les langues ne meurent pas vite car, même reléguées à un rang secondaire de dialecte ou à l’état, plus proche de l’extinction définitive, de patois , elles continuent à tenir une place très importante dans la vie d’un nombre considérable d’hommes qui résistent, souvent inconsciemment, à l’agression dont leurs parlers maternels sont victimes.1. La différenciation linguistiqueLe problèmeOn pourrait estimer, à première vue, que le classement des différents langages humains en langues, dialectes et patois va de soi et que l’on peut immédiatement décider à laquelle de ces classes appartient chaque parler. La distinction se ferait de manière hiérarchique: il y aurait de «vraies» langues, langues nationales officielles normalisées, puis des dialectes, déviations de la norme, répandus pourtant sur de véritables régions dans l’ensemble de la population, enfin des idiomes encore inférieurs, déformations grossières de la langue, pratiqués seulement parmi les populations rurales les plus arriérées et variant, en outre, d’un village à l’autre, les patois. Cette présentation non scientifique du problème a le mérite de mettre en évidence les deux aspects de la différenciation linguistique: l’aspect sociologique et politique, l’aspect linguistique.L’aspect sociologique et politiqueLorsqu’un pouvoir politique s’impose sur un territoire, son premier objectif linguistique est généralement de diffuser, impérativement, sa propre langue sur l’ensemble de ce domaine. Dans un second temps, l’impuissance sociale des langues régionales ayant été instaurée, les classes sociales les plus intégrées à la vie économique et politique de la nation passeront le plus souvent à l’unilinguisme, tandis que se répandra l’idée de la supériorité naturelle de la langue officielle sur tous les autres idiomes du territoire dont les locuteurs, de moins en moins nombreux, ne se rencontreront plus que parmi les couches les plus éloignées du pouvoir. Ce processus s’accomplit d’autant plus aisément que la différence de statut socio-politique des parlers entraîne une différence d’aptitude à certaines de leurs fonctions. Car une langue doit être suffisamment répandue pour permettre à ses utilisateurs d’entrer en relation dans tous les domaines avec la majorité de leurs interlocuteurs éventuels, c’est-à-dire, dans l’état présent des moyens de communication, au minimum la totalité des habitants du territoire national; elle doit aussi pouvoir répondre à des besoins lexicaux qui se développent sans cesse, en particulier dans les secteurs scientifiques et techniques. Dans les conditions contemporaines, seule une langue soutenue par un pouvoir politique puissant peut satisfaire ces exigences, qui impliquent notamment la fixation d’une norme de la langue et l’existence d’une forme écrite stabilisée ainsi que d’une littérature vivante, l’enseignement obligatoire de la langue et sa diffusion par tous les moyens (radio, télévision, presse, littérature) à l’intérieur et à l’étranger, et le monopole de toute la vie officielle, administrative et universitaire (examens, recherche). Les langues non officielles sur un territoire seront d’autant moins capables de réunir ces conditions que le pouvoir central y sera établi depuis plus longtemps. L’effet étant pris pour la cause, la prédominance de la langue nationale apparaîtra légitime à tous, y compris aux derniers usagers des langues déchues.L’aspect linguistiqueSi l’usage péjoratif courant des termes «dialecte» et «patois» révèle l’absolue inégalité de statut socio-politique des parlers humains, la linguistique générale fait de ces termes une utilisation dépourvue de tout jugement de valeur. Elle affirme, au contraire, l’égalité absolue de tous les idiomes quant à leur nature propre. C’est que l’emploi strictement linguistique du terme «langue», dégagé de toute connotation sociologique, se réfère aux systèmes linguistiques en eux-mêmes, aux structures des idiomes. En ce sens, tout parler humain est une langue à part entière et aucune langue ne peut se prévaloir d’une supériorité naturelle sur une autre, quels que soient leurs rôles respectifs dans la vie sociale et politique. L’existence d’une forme écrite et d’une littérature n’a rien à voir avec la nature linguistique d’une langue, mais dépend seulement des conditions historiques de son développement: un dialecte, un patois sont aussi «langue» que la plus estimée des langues dites de culture. Il s’ensuit que l’on doit nommer bilingue tout usager de deux langues distinctes, quel que soit le statut social et politique de chacune d’entre elles.Le second emploi du mot «langue» intervient dans le classement sociolinguistique. En effet, l’analyse en systèmes permet bien de distinguer une structure linguistique d’une autre, mais non de mener un examen suffisant de la différenciation linguistique qui se présente plus souvent comme un continuum que comme une succession d’unités discrètes. Il faut donc faire intervenir le cadre et les conditions d’utilisation des différents parlers (nombre et position sociale des usagers, rapport au pouvoir politique), mais sans tomber dans la classification courante qui identifie frontières politiques et frontières linguistiques, car les communautés linguistiques survivent longtemps aux conditions politiques qui les ont instaurées. C’est ainsi que le wallon qui se parle en Belgique n’est pas du «belge» mais du français, et que l’alsacien n’est pas un dialecte français mais allemand. Aussi doit-on se référer également aux critères de l’intercompréhension et de la parenté génétique. Tant que la communication linguistique s’établit sans difficulté, même si les systèmes diffèrent en certains points, on considérera qu’il s’agit d’une même langue. Lorsque l’incompréhension est nette, on distinguera deux langues; c’est le cas quand deux idiomes n’ont aucune parenté, comme le basque et le français, ou une parenté trop éloignée, comme le français et le breton qui n’ont en commun que l’appartenance à la famille indo-européenne. Mais lorsque des parlers de même origine ont divergé depuis un temps relativement court, on rencontrera tous les degrés possibles entre l’intelligibilité maximale et son contraire. On distinguera alors les parlers apparentés en langue, dialectes et patois, en prenant garde que langue alors ne désigne plus le système linguistique mais une réalité sociolinguistique; en fait, il ne s’agit que d’une abréviation pour langue commune .2. Le classement sociolinguistiqueLangue communeOn appelle en général langues communes les idiomes adoptés comme langues officielles par un ou plusieurs pouvoirs politiques nationaux; nous avons décrit ci-dessus leur statut. Un terme intermédiaire entre langue commune et dialecte est celui de langue de minorité : il s’applique aux cas semblables à ceux du breton ou du basque en France, qui ne sont pas apparentés à la langue du pouvoir national dont ils dépendent, mais lui sont politiquement subordonnés. Du fait de leur originalité linguistique, les langues de minorités résistent bien à l’assimilation, bien que leur statut oblige leurs usagers au bilinguisme dans les pays où l’enseignement de la langue nationale est obligatoire. Pourvues souvent d’une presse, d’une littérature et de quelques accès aux médias audio-visuels, ces langues abandonnent en général les domaines techniques à la langue nationale, mais parviennent à répondre pleinement aux besoins de leurs usagers pour la vie courante.DialectesOn distingue deux sortes de dialectes, ou plutôt deux emplois distincts du terme de dialecte: dans l’un, dialecte s’oppose à langue commune; dans l’autre, la relation du dialecte à la langue est celle de la partie au tout. Le premier emploi est le plus traditionnel. Il désigne des parlers répandus sur d’assez vastes territoires à l’intérieur d’une unité politique dont la langue officielle est nettement distincte d’eux, bien que de même famille. Ces dialectes sont donc des langues régionales. Si la distinction entre la langue et les dialectes est claire par suite de la normalisation de la première, les limites entre les différents dialectes semblent souvent peu discernables par suite de leur parenté: si l’on trace les isoglosses repérant les lieux où des unités lexicales témoins changent de forme, on s’aperçoit qu’elles ne se recouvrent pas; il faut donc recourir à un faisceau d’isoglosses, ou mieux à un ensemble systématique de faits qui visent moins à tracer des frontières qu’à définir deux réalités globalement distinctes. C’est ainsi que, dans l’ancienne France, des dialectes comme le picard, le normand ou le poitevin coexistaient avec le français, langue de même origine latine que ces dialectes et qui n’était elle-même qu’une langue régionale, parlée à Paris et dans la région parisienne, avant que l’unification politique de la France à partir de Paris ne lui confère le rôle de langue commune. Aujourd’hui encore, en Allemagne, à côté de la langue commune, le Hochdeutsch , on parle encore le bavarois ou le souabe; en Italie, le napolitain ou le piémontais n’ont pas été totalement éliminés par l’ancien toscan devenu l’italien, tout comme, en Espagne, le catalan ou le galicien résistent aux ambitions du castillan promu langue espagnole. Dans tous ces cas, les dialectes et la langue ont connu antérieurement un statut d’égalité, et la langue nationale est d’abord la langue d’une région dont la population est donc, naturellement, unilingue. Mais il arrive que la langue officielle ne soit le parler vernaculaire d’aucune région et que tous les habitants aient un dialecte (ou une langue tout à fait différente) pour langue maternelle: par exemple, dans les pays ayant adopté l’arabe classique comme idiome officiel, toutes les populations emploient des formes d’arabe dialectal (ou sont berbérophones). Dans l’un et l’autre cas, l’intercompréhension entre langue et dialecte est souvent limitée ou nulle, et les locuteurs du dialecte sont obligatoirement bilingues, s’ils veulent participer à la vie nationale. Cependant, tant que l’ensemble des habitants de la région communiquent entre eux en dialecte dans la vie courante le dialecte garde son unité, car les divergences locales sont neutralisées et contenues de façon à permettre la compréhension; il manifeste alors une certaine vitalité et dispose assez souvent d’une presse, d’une littérature et parfois d’une radio; les usagers se rencontrent alors dans toutes les couches de la population, à la ville comme à la campagne. Cependant, dès que la langue commune est sue par l’ensemble des habitants de la nation, les dialectes présentent en général une moindre résistance. La parenté rend possible l’assimilation par la langue, et le bilinguisme la facilite: l’interférence entre les deux idiomes a pour lieu le sujet parlant, et la différence de statut la fait jouer en faveur de la langue. Les classes sociales les plus proches du pouvoir ont alors de plus en plus tendance à limiter ou abandonner leur usage du dialecte dont la vitalité ne peut concurrencer celle de la langue. Dès que la communication sur le territoire régional est aussi facile en langue nationale qu’en dialecte, les parlers régionaux sont sur le chemin d’une élimination progressive.En un second sens, le mot «dialecte» désigne non plus des parlers distincts de la langue mais des variantes régionales de la langue. C’est ainsi qu’on parle du dialecte de New York ou du dialecte de Boston, et qu’on pourrait appeler dialectes les différentes formes locales du français. Car, parmi les différents locuteurs de la langue commune, des divergences se manifestent, d’autant plus que le territoire d’expansion est vaste, mais les moyens modernes de communication sont tels que les divergences sont limitées et n’affectent pas l’intercompréhension ni l’unité de la langue commune. Ces formes régionales ou locales ne s’opposent donc pas à la langue, mais au contraire elles la composent: l’anglo-américain, langue commune, c’est l’ensemble des dialectes parlés aux États-Unis. Aussi les locuteurs de ces dialectes sont-ils, évidemment, unilingues. Les différentes formes locales ont, en principe, le même statut, mais dans un pays très centralisé comme la France, si le français de Lille ou de Bordeaux est incontestablement du français, on a tendance à considérer la forme parisienne comme la plus représentative.PatoisOn appelle patois des parlers pratiqués dans les localités rurales, principalement dans le cadre des activités agricoles traditionnelles. Ces idiomes, systèmes distincts de la forme régionale de la langue nationale, ne présentent aucune sorte de norme, n’ont pas de forme écrite, et, par suite, pas de presse ni de littérature. Ce sont les survivances d’anciens dialectes – qui ont pu connaître autrefois une vie littéraire, par exemple – déchus de leur statut de langue régionale par la pénétration de la langue nationale. Pour ces parlers, le statut de patois est le stade précédant immédiatement la disparition totale. Ne servant plus à la communication entre les habitants de la région, ne se pratiquant qu’à l’intérieur de la communauté rurale locale, ces idiomes ont tendance à diverger au point qu’à quelques kilomètres de distance la communication s’établit plus aisément au moyen de la langue nationale qu’au moyen des patois. Tel est le cas des patois français, vestiges précaires de dialectes puissants. Dans le cadre même des communautés rurales, seuls les locuteurs situés au bas de l’échelle sociale (petits paysans, ouvriers agricoles) utilisent couramment le patois, tandis que la bourgeoisie locale s’efforce d’être unilingue, le reste des habitants pratiquant essentiellement des mélanges, patois francisé ou français patoisé selon les occupations et les interlocuteurs. Le bilinguisme, obligatoire pour tous les patoisants, implique ces mélanges qui sont souvent, chez les plus jeunes, les seules formes des patois. Car, s’ils conservent une structure syntaxique et une phonologie nettement distinctes de celles de la langue commune, les patois n’ont aucune productivité lexicale: leurs vocabulaires propres, inadaptés au monde moderne, s’amenuisent chaque jour, et ils doivent, pour survivre, emprunter sans cesse davantage à la langue nationale; aussi leur indépendance est-elle de plus en plus menacée.
Encyclopédie Universelle. 2012.